Aussi marginale que dangereuse

Le déclin de l'église dans la société canadienne

Nous sommes en 1966. Vous vous trouvez devant l’édifice du Parlement canadien, par une froide soirée de réveillon du Nouvel An. Au milieu de toutes les « personnalités d’importance », vous allez assister à l’illumination de la Flamme du centenaire qui célébrera le 100e anniversaire du Canada. À quoi vous attendez-vous ?

On lit la prière d’ouverture : « Accorde ta bénédiction aux joyeuses célébrations de notre année centenaire… afin que, par la flamme de la liberté dans nos âmes et la lumière de la connaissance dans nos yeux, nous puissions magnifier Ton nom parmi les hommes, un pays uni à Ton service. »

Nous sommes maintenant en 2019. Pouvez-vous imaginer une telle prière lue lors d'un événement public aussi prestigieux ? Probablement pas, car les temps ont changé.

Bien que cette prière ne soit pas explicitement chrétienne -Jésus-Christ n’y étant pas mentionné -, la plupart des Canadiens de l’époque l’auraient interprété comme étant adressé au Dieu chrétien. Car alors, la plupart des Canadiens s’identifiaient en tant que chrétiens.

Selon une étude réalisée par Pew en 2013, la population canadienne comptait en 1971 47% de catholiques, 41% de protestants, 4% d'autres religions et 4% n’appartenant à aucune religion particulière). Cette même étude indique qu'en 2011, la population qui a connu la plus forte progression est la catégorie des personnes n’appartenant à aucune religion particulière (parfois surnommés « athées »). L’étude prétend que ce segment a augmenté de 600% jusqu’à représenter 24% de la population. De leur côté, les catholiques et les protestants devenaient de moins en moins nombreux.

Comment expliquer cet abandon radical de l'affiliation chrétienne au Canada au cours des 50 dernières années ? Comment l'Église est-elle passée d’une position centrale à la place qu’elle occupe aujourd'hui : marginale, dans le meilleur des cas, mais à bien des égards, inquiétante? L’histoire pourrait nous éclairer sur les raisons de ce déclin et ainsi, nous aider à comprendre comment réagir.

DU CŒUR DE L’HISTOIRE AUX MARGES DE LA SOCIÉTÉ

L’histoire de la place de l’Église dans la société canadienne au cours des cinq dernières décennies est complexe, mais permettez-moi de vous en livrer un bref aperçu.

PREMIÈRE PHASE : « LE CANADA CHRÉTIEN »

En 1967, l'historien canadien George Webster Grant remarquait que « le Canada a grandi sous la tutelle de son Église. L’institution a exercé son influence dans ses lieux de culte, dans les écoles et dans la presse, s’érigeant comme la gardienne de la morale spirituelle de la nation et de la conscience de l'État. »

Je ne pense pas que Grant prétendait que le Canada était un « pays chrétien » au sens formel, c’est-à-dire fondé et dirigé selon les principes chrétiens. Mais d’après Grant, jusqu'à la fin des années 60, le Canada considérait encore que c’était à l'Église chrétienne qu’incombaient les responsabilités de toutes les questions morales et spirituelles.

À la fin des années 60 au début des années 70, un certain nombre d’événements ont entraîné de prompts changements dans l’identité nationale du pays. Il est important d’en identifier au moins trois.

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

Des transformations ont d’abord pu se constater au Québec, lors de la « Révolution tranquille » entre la fin des années 50 et 60. Durant cette période, le gouvernement québécois a cherché à soustraire les décisions politiques d’ordre public de l’influence de l'Église catholique. Ce mouvement a profondément remis en question l’autorité de l’Église, à tel point que le Québec a connu une baisse fulgurante de la fréquentation des Églises, de 90% à la fin des années 50 à 65% au début des années 70 ! Aujourd’hui, les responsables d’église estiment que seuls 2 à 4% des Montréalais assistent à la messe.

LE MULTICULTURALISME

À la fin des années 60, le gouvernement canadien a initié le programme fédéral officiel du multiculturalisme. Le Premier ministre Pierre Trudeau désirait alors promouvoir le respect de la diversité culturelle de la population et accorder aux groupes ethniques le droit de préserver leurs propres cultures au sein de la société canadienne. Le multiculturalisme a également a ouvert l’immigration à d’autres nations que les pays européens traditionnels (en grande partie chrétiens), y compris à l'Asie où le christianisme n'était pas aussi ancré.

LA RECONNAISSANCE DES PEUPLES AUTOCHTONES

Au début des années 70, le Canada a pris conscience, à juste titre, que sa relation avec les peuples autochtones manquait d’équité. Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes, a proposé d'abolir la loi sur les Indiens et de baser la relation juridique établie entre les peuples autochtones et l'État canadien sur un principe d’égalité. Ce processus a également ouvert la discussion à la reconnaissance des injustices subies par les peuples autochtones, qui avaient souffert de la question du système des pensionnats.

Tous ces facteurs expliquent un changement dans le rapport qu’entretenait la société canadienne avec l'Église chrétienne. Qu’il s’agisse de la place de l'Église catholique, autrefois puissante au Québec, l'introduction de nouvelles pratiques religieuses par les immigrants venus de pays non européens (à lire : « non chrétiens ») ou les souffrances associées aux affaires autochtones, tous ces phénomènes ont impliqué l'Église à un certain niveau et ont introduit des raisons de soupçonner la bonté de l’Église au Canada.

DEUXIÈME PHASE : L’ÉGLISE AUX MARGES DE LA SOCIÉTÉ

Entre les années 70 et 90, la relation entre le Canada et l’Église a encore évolué. Au cours de cette période, d’importants mouvements intellectuels et culturels ont contribué à façonner l’image de l'Église et du christianisme chez les Canadiens, mais il est important de mentionner deux grands facteurs.

L’EXPANSION DES MÉDIAS ÉLECTRONIQUES

Moi qui suis né à la fin des années 60, je me souviens de la première fois qu’un téléviseur (noir et blanc) a fait son apparition dans notre maison. Mes contemporains se souviendront eux-aussi, au cours de ces décennies, du développement fulgurant de la technologie multimédia, notamment la télévision par câble, les premiers ordinateurs personnels, les caméscopes, les téléphones portables et, bien sûr, Internet. Tous ces médias électroniques ont contribué à élargir l’horizon des Canadiens sur le monde. Auparavant, savoir ce que pensaient ou vivaient d’autres personnes étrangères à nos communautés locales était possible, mais c’était difficile et long. Avec l’expansion des médias électroniques, le monde, y compris dans ses perspectives religieuses, politiques et morales, est devenu plus facilement accessible. Dès lors, les préceptes chrétiens n’ont plus été les seuls à se faire entendre.

PLURALISME ET POSTMODERNITÉ

Le nouveau multiculturalisme et sa politique migratoire plus ouverte a représenté un changement majeur dans la politique officielle canadienne. Le Canada allait devoir apprendre les durs enseignements du pluralisme : désormais, plusieurs perspectives peuvent cohabiter sur une même idée, et la perspective chrétienne n’avait plus le monopole. Elle devrait partager sa place prépondérante avec d’autres perspectives.

Un ouvrage d’influence écrit par Francis Lyotard, commandé pour le Québec, La Condition postmoderne (1979), définit le terme « postmodernité » comme une « incrédulité culturelle envers les métarécits ». Selon la théorie de Lyotard, la société a évolué vers un point où de multiples perspectives, provenant de cultures et religions diverses, résultaient en l’incapacité de croire qu'une seule et même histoire -un métarécit, comme le disait Lyotard- pourrait suffire à servir toute une population dans sa tentative de comprendre l’histoire et notre réalité. Nous avons tous une interprétation fragmentaire du monde, on ne peut donc s’attendre à ce que sa propre interprétation soit celle de tout le monde.

Bien sûr, l’incrédulité sociale s’est étendue à l’Église et à son « métarécit » : Dieu est le Créateur du ciel et de la terre, les hommes sont des pécheurs, Jésus est la voie du salut et tous les hommes ont besoin de Jésus pour compenser leur fragilité.

Les grands principes du postmodernisme, y compris la relégation du christianisme à un postulat parmi tant d’autres, ont rapidement été absorbés par les programmes universitaires qui ont formé les futures générations de dirigeants. Au cours des années 90 et au début des années 2000, les responsables de l’Église ont cherché à se positionner dans ce nouveau « paradigme postmoderne », une position qui sapait les prétentions de l’Église à la révélation divine et à l’universalité de son message. De fait, l’Église canadienne en a perdu sa position prééminente et centrale pour se retrouver aux marges de la société.

TROISIÈME PHASE : L’ÉGLISE DANGEREUSE

Les relations entre le Canada et l’Église ont connu un moment décisif au milieu des années 2000 avec la légalisation du mariage homosexuel. Ce fut une période tumultueuse où de nombreuses voix de l’Église canadienne (mais pas toutes, ce qui n’a pas arrangé les choses) ont cherché à résister à ce tournant radical.

Comme nous le savons, l’héritage judéo-chrétien (et c’est le cas pour la plupart des religions) céda la place à une nouvelle vision plus « progressiste » selon laquelle le mariage devait être modernisé et passer au XXIe siècle.

Ajoutez à cela l’effervescence des discussions sur les questions du genre, de la sexualité, de la qualité de vie (par exemple, la question de l’aide au suicide), d'écologie, etc. ; il devint rapidement évident que nombre des doctrines séculaires de l’Église sur ces questions apparaissaient en décalage avec les mentalités culturelles et politiques actuelles.

L’Église n’a tout de même pas été bannie de notre pays et nous jouissons sans aucun doute d’une liberté religieuse parmi les plus abouties du monde. Cependant, les chrétiens sont aujourd’hui renvoyés à une image archaïque, une pratique démodée qui parfois, entraîne même un certain nombre de suspicions. En effet, certaines voix s’élèvent aujourd’hui publiquement contre les dangers supposés de l'Église (et de la religion au sens large) dans une société laïque moderne.

ALORS COMMENT L’ÉGLISE DOIT-ELLE S’AFFIRMER ?

Le théologien évangélique Francis Schaeffer est l’auteur d’un ouvrage intitulé How Should we Then Live? (Alors comment devrions-nous vivre ?). Cette pertinente question, nous devrions tous nous la poser. Comment faire face à ces changements et vivre aujourd'hui au Canada en tant que disciples de Jésus ? Il y aurait beaucoup à dire, mais permettez-moi de suggérer ici deux considérations fondamentales qui pourront nous aider à mieux envisager l’avenir.

Tout d’abord, l'Église chrétienne ne se définit pas par son influence, mais par sa fidélité à Dieu et à son Évangile.

Au cours de l'histoire chrétienne et partout dans le monde, l’Église a connu une influence culturelle, nationale et politique plus ou moins importante. Son influence a parfois été positive, comme le rôle qu’elle a joué dans l'abolition de l’esclavage en Afrique, mais comme nous le savons, il est également arrivé que l’Église commette des erreurs.

Permettez-moi de mettre une chose au clair : avoir une influence culturelle n’est pas intrinsèquement mauvais. En effet, en embrassant l’Évangile de Jésus, nous serions en droit d’attendre des changements culturels majeurs entraînant une amélioration de notre société. Nous devrions toujours espérer, prier et travailler dans le sens d’un monde meilleur et plus pacifique pour tous. N’oublions pas que l'Église représente la communauté des fidèles de Jésus, appelés à témoigner en paroles et en actes de l’avènement du royaume de Dieu, par la force du Saint-Esprit. Peu importe à quel degré la société fonctionne en accord avec les principes chrétiens, le génie divin de l’Église est que sa mission s’adapte en permanence, mais qu’elle persiste, toujours.

Ainsi, nous, l’Église, ne devrions pas désespérer lorsque nous voyons se produire les changements que je viens d’évoquer. La mission de Dieu et la fonction de l’Église ne changeront pas, peu importe les bouleversements culturels qui ont cours. Nous vénérons Dieu, nous prenons soin de Sa création, nous prêchons Sa parole, nous baptisons Ses disciples, nous enseignons Ses préceptes et nous nous soucions les uns des autres et pour nos voisins dans le besoin.

Deuxièmement, l'Église chrétienne doit s'engager dans une nouvelle fidélisation au service, là où elle le fait le mieux : au niveau local et interpersonnel.

La question de la façon dont les changements culturels et spirituels majeurs se produisent est un débat constant entre sociologues. Se produisent-ils de de bas en haut ou de haut en bas? Les Écritures en le témoignage le plus probant, le Saint-Esprit a permis d’initier des mouvements mondiaux et culturels lorsque des congrégations locales de disciples de Jésus se sont engagées corps et âmes à vivre dans l’amour de Dieu et de leur prochain.
            Le récit des Actes des Apôtres raconte comment l'Évangile s’est répandu par l'Esprit de Jésus. Mais il relate également que lorsque l'Église a fait preuve de trop de passivité, elle en a souffert. Le livre nous parle également des bouleversements culturels et religieux qu’a engendrés l'Évangile, et parfois, et comment il a dû s’affronter au pouvoir politique. Malgré tout, l’Église a toujours œuvré dans le calme et la persévérance, partout où naissaient de nouveaux adeptes de Jésus.

Je suis en faveur d’une influence culturelle, éducative, juridique et politique au nom de l'Évangile. Mais comme je l’ai mentionné plus haut, ce n'est ni le pouvoir ni l'influence qu’il faut convoiter. Nous devons davantage chercher à transformer les individus, ceux qui possèdent la capacité à pardonner, ceux qui ont le pouvoir de briser les chaînes de dépendance et dont la perception spirituelle nourrit des relations familiales saines. Au final, ce sont eux qui se retrouveront, un jour prochain, à des postes d’influence.

Ne nous méprenons pas, les personnes capables de porter l’Évangile ne réussiront à accomplir leur mission que si elles sont d'abord alimentées par d'autres serviteurs de l'Évangile. Ces serviteurs, nous pouvons les trouver dans les congrégations locales et les petits groupes, les déjeuners pour hommes, les chantiers de construction, les comités et conseils, les cliniques de santé et les équipes de football...partout. Les grands changements sociétaux ne dépendent pas à nous seuls, mais nous pouvons tous bâtir les fondements et tracer les sentiers qui mèneront vers le chemin de Jésus.
Ne soyez donc pas découragés de constater que l’Église est mise à l’écart ou traitée comme l’ennemi public. C’est loin d’être une première dans son histoire. Gardez votre dévotion, continuez à prier, à aimer votre épouse, à vénérer Dieu, à guider les autres. Gardez votre cœur et votre esprit purs sans crainte et concentrez-vous sur la seule chose qui importe : Jésus est le Seigneur de notre nation, même lorsque sa population s’éloigne de plus en plus de Lui.

Dr. David Guretzki est vice-président exécutif et théologien en résidence de l'Alliance évangélique du Canada. Il a enseigné la théologie durant 24 ans au Briercrest College & Seminary, en Saskatchewan. Il travaille actuellement sur un livre de théologie politique.